
La multiplication des plateformes de diffusion en direct (livestreaming) a ouvert un nouvel espace d’expression mais a simultanément créé un terrain propice à la propagation de discours haineux, notamment à caractère religieux. Face à ces dérives, le droit français et européen a dû s’adapter pour qualifier ces infractions et mettre en place des procédures judiciaires adaptées. Entre liberté d’expression et protection des croyants, les autorités judiciaires, les hébergeurs et les utilisateurs se trouvent confrontés à un défi majeur : identifier, signaler et poursuivre efficacement ces contenus illicites diffusés en temps réel, tout en respectant les principes fondamentaux du droit.
Qualification juridique de l’incitation à la haine religieuse en diffusion directe
La qualification juridique de l’incitation à la haine religieuse en direct web s’appuie principalement sur la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, maintes fois modifiée pour s’adapter aux évolutions technologiques. L’article 24 alinéa 7 de cette loi punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance à une religion déterminée.
La spécificité du direct web réside dans son caractère instantané et potentiellement viral. La loi Avia, bien que partiellement censurée par le Conseil constitutionnel en juin 2020, a tenté d’instaurer un régime de responsabilité accrue pour les plateformes diffusant en direct. Dans sa version actuelle, elle impose aux opérateurs de plateformes en ligne de retirer sous 24 heures les contenus manifestement illicites après signalement.
Pour qualifier juridiquement une incitation à la haine religieuse en direct, plusieurs éléments constitutifs doivent être réunis :
- Un élément matériel : des propos, gestes ou images incitant explicitement ou implicitement à la haine envers une communauté religieuse
- Un élément intentionnel : la volonté délibérée de stigmatiser un groupe religieux
- Un élément public : la diffusion en direct sur une plateforme accessible à un public non restreint
Distinction entre critique légitime et incitation à la haine
Les tribunaux opèrent une distinction fondamentale entre la critique légitime des religions, protégée par la liberté d’expression, et l’incitation à la haine. La jurisprudence européenne, notamment l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni de 1976, rappelle que la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations inoffensives, mais aussi pour celles qui « heurtent, choquent ou inquiètent ».
Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé dans l’arrêt Gündüz c. Turquie que les discours incompatibles avec les valeurs de tolérance et de respect d’autrui ne bénéficient pas de la protection de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. La frontière s’établit donc lorsque les propos dépassent la simple critique pour appeler à la discrimination, à la violence ou à la haine.
Dans le contexte du direct web, cette distinction est d’autant plus complexe à établir que les propos s’inscrivent dans un flux continu, souvent spontané, rendant leur analyse contextuelle plus difficile pour les autorités judiciaires.
Procédure de signalement et rôle des plateformes numériques
Le processus de signalement constitue la première étape fondamentale dans la lutte contre l’incitation à la haine religieuse en direct web. La loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) de 2004, complétée par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, impose aux plateformes numériques des obligations précises en matière de modération des contenus.
Les hébergeurs de contenus doivent mettre à disposition des utilisateurs un dispositif de signalement facilement accessible et visible. Ce dispositif doit permettre à toute personne de signaler un contenu qu’elle considère comme illicite. Pour être valide juridiquement, le signalement doit comporter plusieurs éléments :
- La date du signalement
- L’identité du signalant (personne physique ou morale)
- La description précise du contenu litigieux et sa localisation exacte
- Les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré
- Les démarches entreprises pour contacter l’auteur du contenu
Une fois le signalement reçu, la plateforme dispose de délais contraints pour réagir. Si le contenu est manifestement illicite, elle doit procéder à son retrait ou à son déréférencement « promptement ». La jurisprudence française interprète généralement ce délai comme étant de 24 heures maximum pour les contenus manifestement illicites.
Particularités liées à la diffusion en direct
La diffusion en direct présente des défis spécifiques pour la modération. Contrairement aux contenus préenregistrés, les livestreams nécessitent une surveillance en temps réel et une capacité de réaction immédiate. Pour répondre à cette problématique, les grandes plateformes comme Facebook Live, YouTube Live ou Twitch ont développé des systèmes hybrides combinant :
Des algorithmes de détection automatique capables d’identifier certains contenus problématiques en temps réel (reconnaissance d’images, analyse sémantique des propos tenus)
Des équipes de modérateurs humains mobilisables rapidement pour évaluer les contenus signalés
Des mécanismes de restriction préventive pour les comptes à risque ou nouvellement créés
En France, le CSA (devenu ARCOM en janvier 2022) supervise ces dispositifs et peut prononcer des sanctions administratives pouvant aller jusqu’à 20 millions d’euros ou 6% du chiffre d’affaires mondial en cas de manquements répétés. Cette autorité joue un rôle central dans l’établissement de recommandations sur les moyens de lutte contre la diffusion de contenus haineux.
Dépôt de plainte et procédure pénale
Face à un contenu incitant à la haine religieuse diffusé en direct sur internet, plusieurs voies judiciaires s’offrent aux victimes ou témoins pour engager des poursuites pénales. La procédure commence généralement par un dépôt de plainte qui peut s’effectuer selon différentes modalités.
La plainte peut être déposée auprès de plusieurs autorités compétentes :
- Auprès d’un service de police ou de gendarmerie, qui doit obligatoirement l’enregistrer
- Directement auprès du procureur de la République par courrier détaillant les faits et accompagné des preuves disponibles
- Via la plateforme PHAROS (Plateforme d’Harmonisation, d’Analyse, de Recoupement et d’Orientation des Signalements), spécialisée dans les contenus illicites en ligne
Pour maximiser les chances de succès de la procédure, il est fondamental de rassembler un maximum de preuves avant qu’elles ne disparaissent. Dans le cas d’une diffusion en direct, cela implique idéalement :
De réaliser des captures d’écran ou des enregistrements du direct litigieux
De noter précisément l’URL de la diffusion et l’horodatage des propos incriminés
D’identifier, si possible, l’auteur des propos (pseudonyme, chaîne, informations visibles)
De recueillir les témoignages d’autres spectateurs du direct
Spécificités procédurales liées à la loi sur la presse
L’incitation à la haine religieuse étant régie par la loi de 1881 sur la liberté de la presse, la procédure pénale présente plusieurs particularités :
Un délai de prescription raccourci à un an (contre 6 ans pour les délits de droit commun), ce qui impose une réaction rapide
Des exigences formelles strictes concernant la qualification des faits dans la plainte, sous peine d’irrecevabilité
La possibilité pour certaines associations de lutte contre les discriminations, déclarées depuis au moins cinq ans, de se constituer partie civile
L’instruction est généralement confiée à des magistrats spécialisés dans les infractions de presse ou les cyberdélits. Dans les grandes juridictions comme Paris, Lyon ou Marseille, des pôles spécialisés dans la lutte contre la haine en ligne ont été créés pour traiter ces affaires avec l’expertise nécessaire.
En matière de compétence territoriale, le législateur a facilité les poursuites en permettant que l’infraction puisse être poursuivie devant le tribunal du lieu où réside la victime, du lieu où l’auteur réside, ou encore du lieu où le contenu est accessible, c’est-à-dire potentiellement n’importe quel tribunal en France dès lors que le contenu est visible sur le territoire national.
Coopération internationale et difficultés extraterritoriales
La dimension internationale d’internet pose des défis majeurs dans la poursuite des infractions d’incitation à la haine religieuse en direct web. La majorité des grandes plateformes de diffusion étant hébergées à l’étranger, principalement aux États-Unis, les autorités françaises se heurtent régulièrement à des obstacles juridiques et pratiques.
Le premier défi concerne la collecte des preuves. Pour obtenir les données d’identification d’un utilisateur (adresse IP, informations de compte) auprès d’une plateforme étrangère, les enquêteurs français doivent généralement passer par des procédures d’entraide judiciaire internationale qui peuvent s’avérer longues et complexes :
- Les commissions rogatoires internationales, qui nécessitent l’intervention des autorités judiciaires du pays où est établie la plateforme
- Les demandes fondées sur le Cloud Act américain de 2018, qui permet sous certaines conditions aux autorités américaines de transmettre des données stockées par leurs entreprises
- Les procédures basées sur la Convention de Budapest sur la cybercriminalité, ratifiée par 65 pays
Ces démarches se heurtent souvent à des divergences d’appréciation sur la liberté d’expression. Les États-Unis, protégeant largement la liberté d’expression via le Premier Amendement, sont réticents à coopérer pour des contenus qui, bien qu’illégaux en France, peuvent être considérés comme protégés par leur constitution.
Solutions juridiques et diplomatiques
Face à ces difficultés, plusieurs approches ont été développées :
L’Union européenne a adopté le Digital Services Act (DSA) qui impose des obligations strictes aux très grandes plateformes en ligne, indépendamment de leur lieu d’établissement, dès lors qu’elles ciblent le marché européen. Ce règlement prévoit des amendes pouvant atteindre 6% du chiffre d’affaires mondial en cas de non-conformité.
La France a renforcé son arsenal juridique avec l’article 6-1 de la LCEN qui permet de bloquer l’accès aux sites hébergeant des contenus illicites lorsque ceux-ci ne répondent pas aux injonctions de retrait.
Des accords bilatéraux ont été conclus entre la France et certaines plateformes majeures, comme le partenariat entre le gouvernement français et Facebook annoncé en 2019, visant à faciliter la transmission des données d’identification dans le cadre d’enquêtes judiciaires.
Malgré ces avancées, des obstacles pratiques subsistent. L’utilisation croissante de VPN (réseaux privés virtuels) ou de services d’anonymisation comme Tor complique l’identification des auteurs. De même, la multiplication des plateformes alternatives moins régulées offre des refuges aux discours haineux lorsqu’ils sont bannis des plateformes principales.
La jurisprudence tente progressivement d’apporter des solutions à ces problématiques. Dans l’arrêt LICRA c. Yahoo! de 2000, les tribunaux français avaient affirmé leur compétence pour juger une plateforme américaine proposant à la vente des objets nazis, interdits en France. Cette décision a posé les jalons d’une application extraterritoriale du droit français pour protéger l’ordre public sur internet.
Vers une justice préventive et réparatrice : perspectives d’évolution
L’évolution rapide des technologies de diffusion en direct appelle à repenser nos approches juridiques traditionnelles, souvent plus réactives que préventives. Face à la viralité potentielle des contenus haineux, plusieurs pistes d’amélioration se dessinent pour construire un modèle de justice plus efficace.
Les technologies de détection préventive représentent un premier axe prometteur. Les progrès de l’intelligence artificielle permettent aujourd’hui de développer des systèmes capables d’analyser en temps réel les flux vidéo et audio pour détecter les signes d’incitation à la haine religieuse avant même leur diffusion massive :
- Des algorithmes de reconnaissance d’images peuvent identifier des symboles religieux utilisés de façon dégradante
- L’analyse sémantique en temps réel peut repérer des schémas linguistiques caractéristiques des discours haineux
- Des systèmes de scoring de risque peuvent être appliqués aux diffuseurs ayant déjà enfreint les règles
Toutefois, ces technologies soulèvent des questions légitimes concernant le risque de censure préventive et d’atteinte à la présomption d’innocence. Un équilibre doit être trouvé entre efficacité et respect des libertés fondamentales.
Vers un modèle de justice restaurative
Au-delà de la répression, une approche de justice restaurative pourrait s’avérer pertinente dans certains cas d’incitation à la haine religieuse. Cette approche viserait à :
Organiser des médiations entre auteurs et représentants des communautés religieuses visées
Développer des programmes d’éducation aux médias et à la diversité religieuse
Imposer des travaux d’intérêt général en lien avec le dialogue interreligieux
Cette approche, déjà expérimentée dans certaines juridictions pour des infractions mineures, pourrait contribuer à une prise de conscience plus profonde que la simple sanction pénale.
Sur le plan procédural, l’accélération du traitement judiciaire apparaît comme une nécessité. La création de circuits courts pour les infractions de haine en ligne, à l’image des comparutions immédiates pour certains délits flagrants, permettrait une réponse judiciaire plus rapide et donc plus visible.
La responsabilisation des plateformes constitue un autre levier majeur. Au-delà des obligations de modération, ces acteurs pourraient être davantage impliqués dans le processus judiciaire :
En facilitant la conservation des preuves et leur transmission aux autorités
En mettant en place des systèmes d’alerte précoce pour les contenus potentiellement problématiques
En participant au financement de programmes de prévention et de réhabilitation
Enfin, une réflexion s’impose sur l’adaptation du régime de prescription. Le délai d’un an prévu par la loi de 1881 se révèle parfois trop court face aux réalités des enquêtes numériques complexes. Un allongement ciblé pour les infractions en ligne pourrait être envisagé, à l’image de ce qui existe déjà pour certaines infractions sexuelles.
Ces évolutions nécessitent un équilibre délicat entre efficacité répressive, prévention et protection des libertés fondamentales. Elles impliquent une approche concertée associant législateur, magistrats, plateformes numériques et société civile pour construire un cadre juridique adapté aux défis du web en direct.