Réglementation et enjeux juridiques des compléments alimentaires : cadre, limites et débats actuels

La consommation de compléments alimentaires connaît une croissance exponentielle en France et en Europe. Ces produits, situés à la frontière entre l’aliment et le médicament, soulèvent de nombreuses questions juridiques complexes. Leur encadrement réglementaire, tant au niveau européen que national, vise à garantir la sécurité des consommateurs tout en permettant l’innovation dans ce secteur dynamique. Entre allégations de santé strictement contrôlées, composition surveillée et responsabilité des fabricants, le cadre juridique des compléments alimentaires constitue un domaine en constante évolution, reflétant les préoccupations de santé publique et les attentes des consommateurs.

Cadre juridique et définition des compléments alimentaires

Le statut juridique des compléments alimentaires se caractérise par sa dualité, à mi-chemin entre l’aliment traditionnel et le médicament. La directive 2002/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 10 juin 2002 constitue le socle réglementaire fondamental au niveau européen. Cette directive définit les compléments alimentaires comme « des denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique ».

En France, cette directive a été transposée par le décret n°2006-352 du 20 mars 2006, complété par plusieurs arrêtés ministériels. Ce cadre juridique national précise les conditions de mise sur le marché, de composition et d’étiquetage des compléments alimentaires. Contrairement aux médicaments, les compléments alimentaires ne font pas l’objet d’une autorisation préalable de mise sur le marché mais d’une simple déclaration auprès de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF).

La distinction juridique entre complément alimentaire et médicament repose sur des critères précis. Selon l’article L.5111-1 du Code de la santé publique, est considéré comme médicament « toute substance ou composition présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ou animales ». Cette qualification entraîne des conséquences juridiques majeures, notamment en termes de régime d’autorisation et de responsabilité.

Procédure de mise sur le marché

La procédure de mise sur le marché des compléments alimentaires en France suit un parcours administratif spécifique. Le fabricant ou le responsable de la première mise sur le marché doit adresser une déclaration à la DGCCRF contenant un modèle de l’étiquetage utilisé pour ce produit. Cette déclaration doit être effectuée lors de la première mise sur le marché français.

Pour les compléments alimentaires contenant des plantes ou des préparations de plantes, une liste positive a été établie par l’arrêté du 24 juin 2014, qui détermine les plantes autorisées. Pour les ingrédients ne figurant pas sur cette liste, le fabricant doit démontrer que le produit était légalement commercialisé dans un autre État membre de l’Union européenne, selon le principe de reconnaissance mutuelle.

  • Déclaration obligatoire à la DGCCRF
  • Respect des listes positives d’ingrédients
  • Application possible du principe de reconnaissance mutuelle
  • Absence d’autorisation préalable de mise sur le marché

Le cadre juridique prévoit par ailleurs des dispositions particulières pour certaines catégories d’ingrédients, comme les vitamines et minéraux, dont les doses maximales sont réglementées, ou encore les substances à but nutritionnel ou physiologique, dont l’utilisation peut être soumise à des restrictions spécifiques.

Contrôle des allégations de santé et pratiques commerciales

Le règlement (CE) n°1924/2006 relatif aux allégations nutritionnelles et de santé constitue la pierre angulaire du dispositif juridique encadrant les communications commerciales sur les compléments alimentaires. Ce texte fondamental a instauré un régime d’autorisation préalable pour toute allégation faisant un lien entre la consommation d’un produit et la santé.

Les allégations de santé sont classées en plusieurs catégories juridiques distinctes. Les allégations « fonctionnelles génériques » (article 13.1) concernent le rôle d’un nutriment dans les fonctions corporelles normales. Les allégations relatives à la réduction d’un risque de maladie (article 14.1.a) et celles concernant le développement et la santé des enfants (article 14.1.b) font l’objet d’un examen scientifique particulièrement rigoureux par l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA).

La procédure d’autorisation des allégations repose sur une évaluation scientifique approfondie par l’EFSA, suivie d’une décision administrative de la Commission européenne. Cette procédure a conduit à l’adoption du règlement (UE) n°432/2012 établissant une liste des allégations de santé autorisées. Seules les allégations figurant sur cette liste peuvent être légalement utilisées pour la promotion des compléments alimentaires.

Limites et interdictions dans la communication commerciale

Le cadre juridique impose des limites strictes à la communication commerciale relative aux compléments alimentaires. Est formellement prohibée toute allégation suggérant qu’une alimentation équilibrée ne fournit pas tous les nutriments nécessaires, conformément à l’article 7 du règlement (CE) n°1924/2006.

De même, les allégations thérapeutiques, c’est-à-dire celles faisant référence à la prévention, au traitement ou à la guérison d’une maladie, sont strictement interdites pour les compléments alimentaires. Une telle communication entraînerait automatiquement la requalification du produit en médicament par présentation, avec les conséquences juridiques que cela implique.

La jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé les contours de cette interdiction. Dans l’arrêt Damhuis (C-27/08) du 15 janvier 2009, la Cour a considéré que même des allégations indirectes peuvent être qualifiées de thérapeutiques si elles évoquent une amélioration de l’état de santé en lien avec une pathologie.

Les sanctions encourues en cas de non-respect de ces dispositions sont multiples et peuvent être prononcées tant par les autorités administratives que par les tribunaux judiciaires. Elles comprennent des amendes administratives pouvant atteindre 375 000 euros pour une personne morale, des mesures de police administrative (retrait du marché, suspension de commercialisation), et des sanctions pénales pour pratiques commerciales trompeuses.

Responsabilité des fabricants et distributeurs

La responsabilité juridique des acteurs de la chaîne de distribution des compléments alimentaires s’articule autour de plusieurs régimes complémentaires. La responsabilité du fait des produits défectueux, codifiée aux articles 1245 et suivants du Code civil, constitue un fondement majeur. Ce régime, issu de la directive 85/374/CEE, instaure une responsabilité sans faute du producteur lorsque son produit présente un défaut ayant causé un dommage.

Pour les compléments alimentaires, la notion de défectuosité s’apprécie au regard de la sécurité à laquelle le consommateur peut légitimement s’attendre. Les tribunaux prennent en compte les caractéristiques du produit, sa présentation, son mode d’emploi et les avertissements fournis. L’arrêt de la Cour de cassation du 7 novembre 2006 (n°05-11.604) a précisé que le producteur ne peut s’exonérer de sa responsabilité en invoquant la conformité du produit aux normes réglementaires si celui-ci présente néanmoins un danger pour les utilisateurs.

La responsabilité pour faute, fondée sur l’article 1240 du Code civil, peut également être engagée. Elle suppose la démonstration d’une faute du fabricant ou du distributeur, d’un dommage et d’un lien de causalité. Cette responsabilité peut être invoquée notamment en cas de manquement aux obligations d’information et de conseil.

Obligations spécifiques des opérateurs économiques

Les fabricants et distributeurs de compléments alimentaires sont soumis à des obligations de vigilance renforcées. Ils doivent mettre en place des procédures d’autocontrôle pour s’assurer de la conformité de leurs produits aux exigences réglementaires. Le règlement (CE) n°178/2002 impose une obligation de traçabilité permettant d’identifier les fournisseurs et les clients professionnels.

L’obligation de signalement des effets indésirables constitue une exigence majeure. Depuis 2009, le dispositif de nutrivigilance géré par l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’Alimentation (ANSES) impose aux professionnels de santé et aux industriels de déclarer les effets indésirables susceptibles d’être liés à la consommation de compléments alimentaires.

  • Mise en place obligatoire de systèmes d’autocontrôle
  • Obligation de traçabilité tout au long de la chaîne
  • Déclaration des effets indésirables à l’ANSES
  • Conservation des documents pendant la durée de vie du produit plus 2 ans

Le non-respect de ces obligations peut entraîner des sanctions administratives et pénales. La jurisprudence tend à apprécier sévèrement les manquements des professionnels, comme l’illustre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 23 mai 2017 qui a condamné un fabricant pour avoir commercialisé un complément alimentaire contenant une substance non autorisée, malgré l’absence d’effet indésirable constaté.

Enjeux transfrontaliers et harmonisation européenne

Le marché des compléments alimentaires se caractérise par sa dimension internationale, soulevant des questions juridiques spécifiques. Le principe de reconnaissance mutuelle, consacré par le règlement (CE) n°764/2008, puis renforcé par le règlement (UE) 2019/515, constitue un mécanisme fondamental facilitant la circulation de ces produits au sein de l’Union européenne.

Ce principe permet la commercialisation dans un État membre d’un complément alimentaire légalement commercialisé dans un autre État membre, même si les règles techniques diffèrent. Les autorités nationales ne peuvent restreindre l’accès au marché que pour des motifs d’intérêt général, comme la protection de la santé publique, et selon des critères stricts de proportionnalité.

La jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé les conditions d’application de ce principe. Dans l’arrêt Commission c/ France (C-24/00) du 5 février 2004, la Cour a sanctionné le refus systématique des autorités françaises d’autoriser des compléments alimentaires enrichis en vitamines et minéraux légalement commercialisés dans d’autres États membres.

Malgré l’harmonisation européenne, des divergences persistent entre les législations nationales, notamment concernant les doses maximales de vitamines et minéraux, les listes de plantes autorisées ou les substances à but nutritionnel ou physiologique. Ces disparités créent des obstacles au commerce transfrontalier et génèrent une insécurité juridique pour les opérateurs économiques.

Aspects internationaux et commerce électronique

La vente en ligne de compléments alimentaires soulève des défis juridiques spécifiques. Le règlement (CE) n°1215/2012 concernant la compétence judiciaire prévoit que le consommateur peut agir devant les tribunaux de son domicile pour les contrats conclus avec un professionnel qui dirige ses activités vers l’État membre du consommateur.

Quant à la loi applicable, le règlement (CE) n°593/2008 (Rome I) stipule que le contrat est régi par la loi du pays où le consommateur a sa résidence habituelle, si le professionnel exerce son activité dans ce pays ou y dirige ses activités. Ces règles offrent une protection renforcée au consommateur dans le cadre du commerce électronique transfrontalier.

L’importation de compléments alimentaires depuis des pays tiers est soumise à des contrôles spécifiques. Le règlement (UE) 2017/625 relatif aux contrôles officiels prévoit des vérifications renforcées pour certaines catégories de produits considérés à risque. Les compléments alimentaires contenant des extraits végétaux ou des substances actives font l’objet d’une vigilance particulière de la part des autorités douanières et sanitaires.

Les accords commerciaux entre l’Union européenne et les pays tiers peuvent contenir des dispositions spécifiques concernant les compléments alimentaires. L’Accord économique et commercial global (AECG/CETA) entre l’UE et le Canada comporte par exemple un chapitre sur la coopération réglementaire qui vise à faciliter les échanges tout en maintenant un niveau élevé de protection de la santé.

Perspectives d’évolution et défis réglementaires futurs

Le cadre juridique des compléments alimentaires connaît une dynamique d’évolution permanente, influencée par les avancées scientifiques et les attentes sociétales. L’émergence de nouveaux ingrédients, comme les insectes, les algues ou les champignons médicinaux, pose des questions réglementaires inédites. Le règlement (UE) 2015/2283 relatif aux nouveaux aliments (novel food) s’applique à ces ingrédients innovants et impose une procédure d’autorisation préalable basée sur une évaluation scientifique approfondie.

La Commission européenne a engagé une réflexion sur l’harmonisation des doses maximales de vitamines et minéraux dans les compléments alimentaires. Cette initiative, attendue depuis l’adoption de la directive 2002/46/CE, vise à résoudre les disparités entre États membres qui constituent un obstacle au marché intérieur. Les travaux scientifiques de l’EFSA sur les apports maximaux tolérables servent de base à cette harmonisation.

La question des substances botaniques fait l’objet d’une attention particulière. Plus de 2000 allégations relatives aux plantes sont en attente d’évaluation par l’EFSA depuis 2010. La Commission envisage une approche spécifique pour ces substances, potentiellement inspirée des systèmes de monographies développés pour les médicaments à base de plantes.

Innovations technologiques et enjeux juridiques associés

Les avancées technologiques dans le domaine de la personnalisation nutritionnelle soulèvent des questions juridiques complexes. L’utilisation de tests génétiques ou microbiomiques pour formuler des recommandations nutritionnelles personnalisées se situe à la frontière entre plusieurs cadres réglementaires : compléments alimentaires, dispositifs médicaux, tests génétiques et protection des données personnelles.

Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) s’applique pleinement au traitement des données issues de ces tests, considérées comme des données de santé bénéficiant d’une protection renforcée. L’information précontractuelle, le consentement éclairé et les mesures de sécurité doivent faire l’objet d’une attention particulière.

  • Encadrement des tests génétiques à visée nutritionnelle
  • Protection des données de santé collectées
  • Qualification juridique des algorithmes de personnalisation
  • Responsabilité en cas de recommandations inappropriées

L’intelligence artificielle appliquée à la formulation de compléments alimentaires personnalisés soulève également des questions réglementaires nouvelles. La proposition de règlement européen sur l’intelligence artificielle pourrait avoir des implications pour les systèmes d’IA utilisés dans ce domaine, notamment en termes de transparence algorithmique et d’évaluation des risques.

Vers une réforme globale du cadre juridique

Des voix s’élèvent en faveur d’une refonte du cadre réglementaire des compléments alimentaires. Le Parlement européen, dans sa résolution du 19 janvier 2012 sur le thème « Éviter le gaspillage des denrées alimentaires: stratégies pour une chaîne alimentaire plus efficace dans l’UE », a appelé à une révision de la législation pour tenir compte des évolutions du marché et des connaissances scientifiques.

Plusieurs pistes de réforme sont envisagées, comme la création d’une catégorie intermédiaire entre l’aliment et le médicament pour les produits à forte concentration en substances actives, ou l’établissement d’un système d’évaluation gradué en fonction du risque potentiel des ingrédients.

La digitalisation des procédures administratives constitue un autre axe d’évolution. La mise en place de plateformes électroniques pour la déclaration des compléments alimentaires et la notification des effets indésirables pourrait simplifier les démarches des opérateurs économiques tout en renforçant l’efficacité des contrôles.

Le défi majeur pour les années à venir consistera à trouver un équilibre entre l’innovation, la libre circulation des marchandises et la protection de la santé publique. La jurisprudence tant nationale qu’européenne continuera de jouer un rôle déterminant dans l’interprétation et l’application de ce cadre juridique en constante mutation.